mardi 18 mars 2014

Le deuil

Si je vous dis que je n'ai jamais vraiment vécu de deuil, me croyez-vous?  Oui, j'ai perdu mes grands-mamans quand j'avais 12 ans et 19 ans...Ç'a fait mal, certes, mais je n'étais pas impliquée directement.  C'est la douleur d'une enfant de 12 ans, qui comprend plus ou moins ce qui se passe, dont je me souviens... Quand j'avais 19 ans, c'est la douleur de ma mère qui me revient... Cette douleur d'avoir perdu sa propre mère; voilà ce qui m'atteignait (encore chanceuse d'être atteinte de quoique ce soit à 19 ans vous me direz; j'étais à peine centrée sur mon nombril...). Mais à l'aube de mes 32 ans, je suis pétrifiée par ce sentiment, qui je sais, se posera de plus en plus souvent en vieillissant. 

Plusieurs situations de la vie nous préparent à ces deuils me direz-vous.  Car dans le deuil, on inclut invariablement la mort.  Toutefois, la mort se présente sous plusieurs formes.  La mort d'une personne, bien sur, sans "revenez-y", mais également la mort d'une amitié, d'un amour, d'une passion, d'un rêve...

C'est le deuil d'un rêve dont je veux vous parler aujourd'hui... Avez-vous déjà rêvé de quelque chose mais vous avez abandonné le rêve en cours de route car la concrétisation ne pouvait se faire?  J'entends déjà les bons pensants et les philosophes en herbe répondre "ne laisse personne t'empêcher de poursuivre ton rêve"... Bon bon bon... c'est bien beau tout ça dans l'abstrait, mais puisque je suis plus régulièrement dans le concret (je suis une fille si terre-à-terre!) je me demande souvent comment appliquer ce bel adage philosophique quand la majorité de la donne, je ne la contrôle pas?! Je vais donc illustrer ce fait (j'adore illustrer; mon livre "à moi" aura des illustrations c'est certain!) par un exemple tangible.

J'ai connu une femme extraordinaire dans mon autre vie, lorsque j'effectuais un travail de "plancher"...  Une femme gentille, saine, belle et aimante.  Le type de femme que lorsque tu la rencontres, tu veux être son amie.  Tu veux la côtoyer car elle est invitante et empathique.  Tsé, une belle personne!  C'était un coup de foudre d'humain à humain (bon, je n'ai jamais demandé si elle avait eu le coup de foudre pour moi mais moi je l'ai eu!).  Elle vivait simplement sa vie, ayant le bonheur facile.  Son conjoint aussi, que j'ai moins connu, semblait une personne saine et bonne - bref qui se ressemblent s'assemblent...

Ce gentil et beau couple ne chérissait qu'une envie: avoir un bébé.  Un beau bébé saint et bon (un minou fera pas un pitou!!!).  Après de nombreuses tentatives pour arriver à procréer, malheureusement, il faut se rendre à l'évidence, ça ne fonctionne pas.  Premier deuil.  Mais ayant de nombreuses solutions connues pour y arriver, ce gentil couple a gardé le cap - "nous n'arrêterons pas de rêver" est sans doute ce qu'ils se sont répétés... Lorsque j'ai connu cette femme extraordinaire, la nouvelle était déjà passée qu'il n'était pas possible de procréer naturellement.  Mais jamais je ne l'ai entendu se plaindre... Avec la grandeur du coeur qu'on lui connaît, c'est l'adoption qui a été le second choix.  À partir de ce moment, le rêve était complet... Et je me souviens d'en avoir rêvé avec elle, lors de certaines conversations.  On discutait de la chambre que l'enfant aurait (une petite fille!), le nom choisi, de la Chine - le pays d'origine, des difficultés qui seraient rencontrées mais qui valaient tant la peine à voir son regard!  Rien ne lui aurait fait peur, elle était déterminée à être mère.

C'est toujours ce type de personnes qui feraient les meilleurs parents, vous ne trouvez pas?  Quand je devais veiller ma fille des nuits durant (j'ai eu un bébé très malade...) je vous jure que j'ai maintes et maintes fois pensé à cette femme extraordinaire qui aurait donné sa vie pour veiller un enfant des nuits entières... La force que j'ai vu en elle m'a aidé à tenir le coup dans les moments les plus difficiles... Je me répétais que je vivais présentement son rêve de bercer ma fille doucement et ce, malgré la fatigue continuelle.   Ne serait-ce que pour ça, je me souviendrai toujours d'elle...

Les délais d'adoption internationale sont bien connus. Mais malgré tout ce temps, toute cette souffrance de l'attente, cette femme gardait le cap.  Elle bercerait sa Naomie un jour.  La chambre l'attendait, peinturée et prête.  Les jouets étaient forts probablement déjà achetés... Je vous jure que je n'ai jamais vu un regard s'illuminer autant à la vue d'un enfant, tel qu'il soit...

La vie aidant, j'ai perdu de vue durant quelques années cette femme extraordinaire.  Ce n'est que dernièrement que j'ai eu des nouvelles...

Si vous suivez un peu la politique internationale, la Chine garde maintenant "ses filles" dont elle voulait se débarrasser depuis toujours, étant le sexe faible... Il est donc extrêmement difficile, encore plus qu'avant, d'adopter dans ce pays.  Ils se sont rendus compte que démographiquement, il manque de sexe féminin! Changer de pays d'adoption? On repart les compteurs à zéro au niveau du délais... Ça faisait déjà 6 ou 7 ans qu'ils attendaient leur petite fille de la Chine... Cette femme extraordinaire n'est pas à l'abri du temps et elle a pris en âge, ainsi que son conjoint... Ils ont du se résigner, après moultes discussions difficiles, d'abandonner leur rêve...

Alors les philosophes en herbe, on fait quoi pour la poursuite de son rêve??? N'est-ce pas une des situations les plus terre à terre? Comment on applique cette belle phrase abstraite maintenant?  Quel contrôle a-t-on sur ce genre de situation?

À chaque fois que je chicane ma fille et que je me sens coupable (donc souvent!), cette femme extraordinaire me revient en tête.  À chaque fois que je me pose la question "à quoi j'ai pensé de procréer" parce que je suis impatiente ou tout simplement humaine, je me souviens d'elle.  Ça me réconcilie un peu avec la vie...

À chaque fois que je vois une mère indigne avec son enfant (il y en a tant, il n'y a qu'à voir les compilations des pires parents sur internet en photos - des femmes en lingerie avec l'enfant en arrière-plan ou avec des dildos par exemple...) ça me lève le coeur de penser que la vie n'a pas donné ce même enfant à cette femme extraordinaire.  Ou ces mères qui font des bébés à la chaîne parce que c'est "payant" pour les allocations familiales... J'ai réellement une envie de vomir.

Ce que la vie peut être injuste et cruelle me dis-je...

Elle a du faire un deuil de son rêve.  Elle a du faire un deuil de son enfant.  Elle a du faire un deuil de son rôle de mère.  Elle a du faire un deuil d'une vie de famille au lieu d'une vie de couple.  Elle a du faire un deuil d'aller chercher son enfant dans son lit le matin qui crie "maman".  Vous vous rendez compte?  Et on continue de lire des phrases du type "n'abandonne pas ton rêve"?  Mais on fait quoi quand c'est le rêve qui nous abandonne?

C'est une leçon de vie que je reçois avec cette histoire.  C'est bien beau de rêver, certes, mais encore faut-il que la vie brasse les cartes et enligne les planètes pour que le tout se concrétise...

Ce sont ceux qui n'ont jamais connu le deuil, le vrai, celui qui nous coupe les ailes qui répéteront ces phrases vides de sens.  Car pour passer au travers du deuil, il faut justement lâcher prise et se résigner à abandonner.

La Frustrée

P.S: À toi, grande femme, qui j'espère me lit et se reconnaîtra, sache que je t'ai inclus souvent dans mes prières.  Ta grandeur est inspirante.